mardi 10 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 9e partie

Il est possible de montrer le passage d’une représentation du Pouvoir à un système de Nouveau Pouvoir dans les termes du paradoxe.  Notre société est une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire une société d’usagers.  La figure de l’ “usager” apparaît au moment même où la valeur d’usage des objets diminue voire disparaît.  La glorification du travail accompagne la disparition du monde des objets; la prolifération des besoins s’accorde à l’obsolescence des objets que corroborent la dissociation du savoir et de la pensée et la disparition du sujet réflexif au profit du sujet opératif.  L’objectivité du réel n’est plus garantie par la présence et le durabilité des objets mais par le fétichisme de la nouvelle et du fait.  Si le règne de l’usager a estompé la valeur d’usage, on ne peut pas en dire autant de la valeur d’échange qui s’accentue plutôt sur la forme d’échange artificiel, irréel et sans valeur.  Tout se passe comme si la fin des objets annonçait celle d’un monde en l’occurence un monde humain.  Pasolini nomme cet avènement désacralisation, perte du sacré et “déshumanisation”.  Dans la Divina Mimesis Pasolini, reprenant l’itinéraire de Dante, parlait de la Selva oscura, de cette obscurité de la forêt qui était une lumière et, en définitive, expérience intérieure et vision.  Ma la Realtà non è più une selva oscura - dirais-je aujourd’hui.  Notre saisie de la réalité a-chaotique se perpétue sous la lumière artificielle des projecteurs....du Pouvoir.  On verra, dans la troisième partie de ce texte, en quoi l’empirisme hérétique pasolinien formule un cheminement éclairant dans cette artificialité aveuglante; il reste à préciser davantage le lien - le fil qui traverse ce texte - qui existe entre le Pouvoir, la Technique et l’Objet.

L’État considéré comme “appareil” administratif ou bien gouvernement ou encore organisation (bureaucratique) de régulation technique, ne rend pas compte de la nature du Nouveau Pouvoir.  Nous avons parlé de système - mais aussi de l’accélération du processus vital comme d’une involution à l’intérieur dudit système.  Aussi convient-il de faire preuve de circonspection.  Des sytèmes, il y a en a toujours eu! Pasolini lui-même a noté fort jsutement dans ce livre-dynamite qu’est Il Caos qu’on ne pouvait pas penser sans sytème qui garantit notre rapport connaissant à la réalité connaissable.  Il ne suffit donc pas d’incriminer le système en tant que tel.  Même si l’on se réfère aux pensées de totalisation de l’ère bourgeoise, on s’aperçoit que les systèmes visés ou envisagés n’atteignent pas la complètude naturalisante de nos modèles contemporains.

Machiavel s’enquit d’établir les lois générales de la domination et entreprit une théorie du Pouvoir.  Du Prince ou des Discours...émane la conviction que ce sont des hommes qui dominent d’autres hommes.  Le Pouvoir est une donnée immédiate de la nature humaine, il revêt un caractère humain pour autant qu’il éduque cette nature humaine sous le signe de la vertu (honneur, courage, travail, moralité).  L’État, comme incarnation du Pouvoir, n’est grand qu’en tant qu’il repose sur des rapports sociaux dynamiques.  La puissance de l’État se fonde sur la capacité des citoyens à lutter pour et par leur vertu contre les exactions et les abus commis par les grands.  Le principe qui gouverne l’État est donc l’action humaine et celle-ci ne se libère de l’impuissance que sous une double condition: la vertu du Prince institue ce dernier dans une position de surplomb par rapport à la société divisée, conflictuelle; la société qu’anime la division entre le peuple et les grands, en retour, connaît le Prince mieux qu’il se connaît lui-même.

On pourrait citer Hobbes et Hegel et, encore une fois, on verrait que le système révèle toujours le travail d’un sujet qui met en jeu son existence et se situe dans et par rapport à son époque.  Le système chez Hegel est inséparable du désir d’autonconnaissance du sujet, il vise une réalité humaine.  Quand à Hobbes il atteint le système qu’au prix d’un patient labeur de reconstruction de la Pensée qui se fonde sur l’existence des objets, des corps, des parties qui ont des propriétés autonomes et dont la réalité matérielle s’indique dans le mouvement.  Pour Hobbes et pour Hegel la vie est faite d’obstacles et pour les surmonter il ne suffit pas toujours d’en rester aux faits.  Ce quelque chose de plus, du Moyen-Âge aux Lumières s’appelle le droit naturel, l’utopie, la raison, l’esprit (1).

Ce petit détour nous montre bien ce qui a changé avec le système.  Il se pense lui-même et nous pense.  En somme la réalité se présente à nous comme réalité radicale - ce qui est le contraire de la réalité empirique, de son rapport sujet-objet qu’elle institue.

Le monde des objets est celui de l’apparaître, du visible et de l’invisible, de la révélation et du secret, de la transparence et du masque.  Le système des objets induit une humanité qui le pense et agit, il instaure et reproduit  une réversibilité de l’action des individus sur les choses et sur eux-mêmes.  Les objets sont manipulés, déplacés, travaillés, agencés mais ils nous forcent à accomplir un rituel, à mettre en jeu une gestualité corporelle-culturelle, à nous mouvoir dans l’espace et dans le temps. Autrement dit il est impossible d’agir sur les objets sans déclencher un échange symbolique sociabilisant.  La valeur de la valeur d’usage est symbolique et c’est en ce sens qu’elle se découvre comme rapport social.  Certes Baudrillard a raison de dire que la valeur d’usage recèle l’utilité, puis couve le besoin social et contient déjà la marchandise.  Mais il reste à comprendre pourquoi la foule apparaît avec le marché comme l’écrit Pasolini dans Il Caos, pourquoi les êtres humains rassemblés en foule se comportent comme des humains autour d’objets, de marchandises et donc de valeurs d’usage.  Dans la même veine on peut comparer le supermarché avec une foire médiévale et surtout avec la médiévalité des foires d’il y a à peine vingt ans dans les villages de France et d’Italie.

De cette intuition pasolinienne j’en déduis, quant à moi, que le monde des objets neutralise le pouvoir.  Ce monde est celui de la rivalité et du mystère, il engendre un rituel qui se déroule en dehors du pouvoir même s’il advient que ce dernier le contrôle. En ce cas le contrôle n’affirmerait rien de plus qu’il s’agît de contrôler, à partir d’un lieu, d’un centre, une périphérie, une forme extérieure.  La rivalité, le conflit qui naissent du monde des objets échappent à l’État, au Pouvoir.  Il faut comprendre le Welfare State non seulement comme pourvoyeur-dispensateur de travail mais surtout comme socialisation de l’objet - c’est pourquoi la foule y demeure solitaire.  Le Nouveau Pouvoir ne renvoie plus au contrôle de l’État mais se réalise comme pouvoyeur d’objets technicisés tels que la télévision, l’ordinateur et la voiture, dans lesquels la foule contemple, fascinée et séduite, son image (1).  Par la même occasion, l’accroissement du secteur public et des services opère un clivage entre le travail et ce qui reste du monde des objets durables.  Le travail n’est plus du travail social mais du travail tout court qui tourne à vide dont la fonction est de consommer du social.  En effet demandons-nous un instant ce que signifie la crise de l’énergie par laquelle se produit  en spectacle cette prescription-ordonnance collective de ne pas abuser, paradoxalement dans la société de consommation, de surseoir à la consommation.  Les média s’alarment: “suspendez l’usage” ou bien “rationalisez l’utilité”!  Le travail s’est identifié à l’énergie qui s’est identifiée au social - et tout cela a englouti la politique.  Prise de panique la société banit l’usage, le refoule, consommant du social elle a peur de se consommer elle-même.


 (1) Sur cet aspect voir Leo Sheer: La société sans maître.  Essai sur la société de masse, Paris, Galiliée, 1978.

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